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Cercle Raymond Aron |
Biographie de Raymond Aron
Pierre Mendès France et Raymond Aron : une estime réciproque
Berlin, 10 mai 1933. Les livres brûlent. Ce sont des étudiants
qui les jettent au feu par milliers. La culture allemande se tord dans les
flammes à quelques pas de l'Université, sur la belle avenue
Unter der Linden. Silencieux, à l'écart, Raymond Aron assiste
à l'autodafé. Cette catastrophe de la pensée lui confirme
sa perception du nazisme qui, déjà, porte en lui les germes
de la guerre. Voilà quatre ans qu'il réside en Allemagne, et
quatre ans qu'il s'est assigné pour tâche d'être un "spectateur
engagé".
On le trouve insupportable parce qu'il ne pense jamais comme on s'y attend.
Il n'écoute ni les courants de la mode ni les sirènes du pouvoir.
Pendant la guerre, à Londres, par exemple. Raymond Aron est patriote,
rejeton d'une vieille famille juive alsacienne - un de ses ancêtres
a soigné Louis XIV. Lui, n'a jamais été pacifiste. Il
passe en Angleterre dès le 23 juin 1940, s'engage dans les Forces françaises
libres. Mais il ne condamne pas la position du maréchal Pétain:
l'armistice aura l'avantage, si finalement l'Angleterre gagne, d'éviter
à des milliers de soldats les camps de prisonniers. Ses paradoxes déroutent.
La guerre n'est pas l'art des nuances. La philosophie, si, toujours. L'approbation
inconditionnelle à de Gaulle et le culte de la personnalité
déplaisent à Aron. Il garde son sens critique, qu'il a fort
développé, et voit chez le Général de l'ambition
personnelle. L'expression la plus forte de son antigaullisme reste un article
de 1943 intitulé "L'ombre des Bonaparte", où il réfléchit
au renouveau politique qui suivra la libération de la France. Il le
publie dans la revue qu'il a fondée, qu'il dirige en fait, La France
libre. Le philosophe compare la genèse des carrières, de Napoléon
III et du général Boulanger, définit en cinq points la
situation favorable au "césarisme populaire". Il pense que
"la même cristallisation sentimentale et politique peut se produire
autour d'un chef sans ascendance glorieuse", nul besoin d'être
neveu de Napoléon 1er. Le mythe du héros national naît
sur le patriotisme blessé, expose-t-il. L'article ne cite jamais le
nom du général de Gaulle mais le lecteur ne peut que faire le
parallèle insinué par l'auteur. Aron poursuit son analyse historique
jusqu'au XXe siècle, jusqu'aux années vingt en Allemagne, aux
années trente en Italie: "Le bonapartisme est donc tout à
la fois l'anticipation et la version française du fascisme", écrit-il.
Il insiste: "Le bonapartisme escamote la souveraineté du peuple
dont il prétend émaner." La dernière phrase est
pour Napoléon III : "Comme tant de fois dans l'Histoire, l'aventure
d'un homme s'acheva en tragédie d'une nation." Scandale chez les
gaullistes.
La tentation Politique
Voilà un intellectuel qui n'a pas courtisé le
chef pour se faire attribuer une place. Il en est qui ne laisseraient pas
passer pareille occasion. Surtout en temps électoraux. En dehors des
mouvements de girouettes notoires, il est des tentations politiques respectables.
Les plus rugueux des intellectuels peuvent vouloir mettre eux-mêmes
leurs réflexions et leur savoir en pratique. Rueff se serait bien vu
ministre des Finances. Glucksmann n'aurait pas dédaigné, à
la chute du Mur, une ambassade à l'Est. D'autres estiment que leur
alacrité de jugement, leur culture, leur intelligence serviraient mieux
l'État que la médiocrité de telle ou tel. Raymond Aron
aurait-il aimé être ministre? Aurait-il dû l'être?
Après tout, il y a eu Malraux. Ou Léon Blum, écrivain
et politicien. François-Régis Bastide, écrivain nommé
ambassadeur. Mais Machiavel n'a écrit sur la politique qu'après
avoir été en charge des affaires de l'État. Il expose
au début du Prince : "Comme ceux qui ont à dessiner des
pays montagneux se placent dans la plaine, et sur des lieux élevés
lorsqu'ils veulent lever la carte d'un pays plat, de même, je pense
qu'il faut être prince pour bien connaître la nature des peuples,
et peuple pour bien connaître celle des princes." Peut-on paraphraser?
Il se peut que l'intellectuel connaisse bien la nature de la politique parce
qu'il l'observe d'une position extérieure. Lorsqu'il sera descendu
dans le pays plat ou qu'il aura gravi le pays montagneux, bref, lorsqu'il
fera de la politique, il ne pourra plus utiliser son excellente vue et sa
pertinente analyse. Il devra pratiquer là les mêmes méthodes
que ceux qu'il observait avant, y compris celles qu'il méprise : la
ruse, la brutalité, l'audace, le pifomètre, le rêve, l'enthousiasme,
la foi, la fidélité et la trahison. Est-il préparé
à cela?
Certains de ceux qui ont connu Aron sont persuadés qu'il aurait aimé
être ministre. Jamais de la vie, répond un proche qui cite Aron:
"Solliciter un emploi politique, c'est une forme subtile de la modestie,
et je n'ai pas cette modestie", ironisait-il devant des politiciens vexés.
En fait, Raymond Aron a fait une brève incursion dans la politique
réelle, au cabinet de son ami Malraux nommé ministre de l'Information
à la Libération. La tâche d'Aron consiste à délivrer
des contingents de papier aux journaux qui sollicitent l'autorisation de reparaître.
Le philosophe n'éprouve là aucun vertige de puissance. Il lui
semble surtout qu'il ne s'agit pas d'un vrai travail, et que de participer
à des réunions et donner des coups de téléphone,
c'est beaucoup moins dur que de commenter Kant. Opinion qu'il gardera.
"Aron aurait refusé un ministère si on lui en avait proposé
un. Mais il n'a pas eu, au contraire de Chateaubriand, la chance qu'on lui
propose un ministère à refuser", dit Jean d'Ormesson.
Comprendre son époque
Raymond Aron a décidé autrement de sa vie. Voici
la résolution qu'il a prise en 1930, à l'âge de vingt-cinq
ans : "Comprendre ou connaître mon époque aussi honnêtement
que possible; me détacher de l'actuel sans pourtant me contenter du
rôle de spectateur." Comprendre, connaître, détacher,
ce ne sont pas là les termes qui définissent l'action politique,
ils conviennent mieux à la philosophie critique. Cette décision
jaillit chez Aron d'une méditation sur les bords du Rhin, à
Cologne. Il tient toute sa vie cet engagement pris sur les lieux mêmes
du romantisme. Que fait-il là ? Agrégé de philosophie,
il commence sa carrière par le séjour initiatique en Allemagne,
traditionnel dans sa discipline. Durant un an et demi, il est lecteur à
l'Université de Cologne. Il s'adonne à la philo, lit Le Capital.
Mais le monde dans lequel il prend place lui offre un champ d'études
plus vaste encore et lui administre des leçons qu'il retiendra. La
république allemande va, sous ses yeux, basculer vers la dictature
nazie. La famille bourgeoise à qui il loue une chambre se montre cordiale,
mais déjà marquée par le nationalisme. Au début
du séjour d'Aron, les députés hitlériens sont
douze. Quelques mois plus tard, les élections en amènent cent
sept au Reichstag. Le parti d'Adolf Hitler devient le deuxième du pays.
Aron s'installe ensuite à Berlin pour passer deux ans à l'Institut
français. Il découvre Husserl et la phénoménologie,
lit Clausewitz. La ville est en proie aux manifestations, aux défilés
des SA, à la violence. Certains croient le danger écarté
quand Hitler échoue à la présidence du Reich, battu par
le vieux maréchal Hindenburg. En France, par exemple, Léon Blum
respire. Le jeune Aron, lui, voit à peu près juste.
Plongé dans la déliquescence de la culture allemande, Aron comprend
l'Histoire qui se fait devant lui. Il écoute les discours, voit la
foule perdre la raison, il perçoit ce qu'il nomme "le caractère
satanique d'Hitler". Aspect qui saute aux yeux un demi-siècle
plus tard, mais que les contemporains ont mis du temps à discerner.
Jean-Paul Sartre succède, à l'Institut français, à
son "petit camarade", comme ils s'appellent depuis Normale, mais
ne voit rien dans la montée du nazisme. Sartre ne tire aucune leçon
politique de son séjour en Allemagne, ne comprend rien à l'Histoire
en train de se faire. Aron note en 1932 : "L'Allemagne est devenue à
peu près impossible à gouverner de manière démocratique"
et il est persuadé que la guerre éclatera. Cette certitude le
détache de l'empreinte du pacifisme d'Alain. La génération
qui a eu vingt ans après la tuerie de 14-18 adhère facilement
à son idéal de paix. La Grande Guerre serait vraiment la dernière
de toutes les guerres, la der' des der'. Mais l'effet pervers du traité
de Versailles, cette humiliation qui transforme un peuple de culture en adeptes
fanatisés des discours de Goebbels, offre à Raymond Aron l'occasion
de mesurer ses idées politiques à l'effrayante réalité.
Les maux que l'on prétend éviter par la guerre sont pires que
la guerre elle-même, la fausseté du credo pacifiste lui apparaît.
La vie va fournir au jeune homme l'occasion de progresser encore dans l'art
de la critique. Quelque temps avant l'autodafé de 1933, lors d'un séjour
en France, on le présente à un sous-secrétaire d'État
aux Affaires étrangères. Aron lui décrit la tragédie
allemande. Il lui dépeint l'angoissante fureur nationaliste et annonce
la menace de guerre contenue dans l'arrivée d'Hitler au pouvoir. A
la fin de son brillant discours, la réponse tombe, polie et enrubannée
: "Je vous suis obligé de m'avoir donné tant d'objets de
méditation", dit le ministre. Il précise que le président
du Conseil, Henriot, "dispose d'une autorité exceptionnelle"
et pose la question que Raymond Aron n'oubliera jamais: "Que feriez-vous
si vous étiez à sa place ?"
Aron forgera de cette interrogation un outil de réflexion. "Le
souhaitable est-il possible?" Chez lui, cette inquiétude domine.
Là réside peut-être sa différence fondamentale
avec Sartre, à la pensée de qui il a tant mesuré la sienne.
En cela, au fond, Aron est le plus politique des deux.
L'autre point crucial de la pensée politique d'Aron tient à
sa liberté envers les dogmes. Le premier, il développe le concept
de "religion séculière", en deux articles parus en
1944 dans La France libre. Athée, il décèle ce que contiennent
de religieux les trois grands mouvements paiens et antireligieux du siècle
: il analyse socialisme, communisme et nazisme comme des "religions de
salut collectif". Aron étudiera encore longuement les totalitarismes,
notamment dans L'opium des intellectuels. Ce livre déclenche la haine
des existentialistes et réjouit les gaullistes. Ces mêmes gaullistes
si choqués qu'Aron renâcle devant la notion de foi que revêt
chez certains l'adhésion à de Gaulle. En matière de haine
politique, Aron s'est attiré celle des gaullistes dès 1940,
lorsqu'il appartient au cercle des Français libres qui refusent de
"penser au pas cadencé", comme l'écrit l'une d'entre
eux, la journaliste Renée Gosset. C'est avec un certain Labarthe qu'Aron
fonde la revue La France libre, dans laquelle, au début, de Gaulle
relit et annote quelques articles. L'audience internationale de la revue croît
rapidement, tandis que s'exacerbent à Londres les querelles de personnes.
Labarthe, étrange et pittoresque, affiche ses sympathies politiques
pour le général Giraud et l'amiral Muselier qui font chacun,
un temps, de l'ombre à de Gaulle. Les gaullistes purs et durs reprochent
l'amiral et le général à Labarthe, et Labarthe à
Aron. Aron publie l'article dont il est question plus haut. Le porte-parole
à la BBC du mouvement de la France libre et futur ministre, Maurice
Schumann, crie à la "mauvaise action". Schumann, si passionnément
gaulliste que le petit cercle des Français libres irrespectueux le
surnomme "la Transe combattante". Un demi-siècle plus tard,
questionné en mars 1995 sur Aron, il s'écrie tout d'abord: "Vous
savez qu'il n'était pas gaulliste à Londres : il était
avec Labarthe! Et puis il a écrit cet article ! " Après
ce préambule, il confie tout le bien qu'il a pensé d'Aron par
la suite. Nombreux sont les gaullistes qui n'ont pas pardonné et ont
poursuivi Aron de leur haine. Certains lui ont barré la route autant
qu'ils l'ont pu tout au long de sa carrière, ce qui l'a dissuadé
de se présenter à l'Académie française.
Gaulliste à contretemps
Raymond Aron se reproche de ne pas avoir été assez
gaulliste à Londres, de n'avoir pas compris l'ambition historique du
Général. Il se jette donc dans le gaullisme dès que possible.
L'occasion se présente en 1947, avec la fondation de l'éphémère
Rassemblement pour le peuple français, le RPF. Aron retourne volontiers
sur ses prises de position passées, les pèse et les juge puis
adopte une nouvelle ligne pour corriger la précédente. C'est
ainsi qu'il va au RPF en compensation de son attitude à Londres, qu'il
prend position pour l'indépendance de l'Algérie à cause
du silence qu'il se reproche sur la décolonisation de l'Indochine,
qu'il écrit Penser la guerre, Clausewitz à cause de ses oublis
dans Paix et guerre entre les nations. Attitude à rebours de nombre
d'intellectuels, dont Sartre notamment. Sartre ne retourne jamais sur le passé
de ses idées, il les jette, elles n'existent plus pour lui.
En 1957, Raymond Aron expose dans une brochure, "La Tragédie algérienne",
un point de vue que peu des gens qu'il fréquente osent s'avouer à
eux-mêmes. Le colonialisme n'a plus bonne conscience, l'empire n'est
pas une bonne affaire économiquement parlant, l'intégration
n'est plus praticable à cause des différences de croissance
démographique. Il écrit que l'indépendance de l'Algérie
s'annonce inévitable, et que si l'on ne veut pas intensifier la guerre,
il faut bien négocier avec le FLN. Droite et gauche le couvrent d'insultes,
François Mauriac l'attaque dans L'Express, tandis que Soustelle le
traite de "Mauriac de la sidérurgie". Dans le même
temps, Michel Debré proclame le devoir de révolte contre le
gouvernement qui laisserait mettre en cause la souveraineté de la France
en Algérie. Quatre ans plus tard, lorsque de Gaulle laisse entendre,
dans une conférence de presse, que l'abandon de l'Algérie est
envisageable, Aron s'amuse devant le sociologue Henri Mendras : "Je vais
écrire à Debré: Alors, Michel, c'est la Haute Cour ?"
Au lieu de cela, Aron écrit, dans un article intitulé "Adieu
au gaullisme": "Bidault aurait fait jusqu'au bout la guerre pour
sauver l'empire français. Le général de Gaulle fait la
guerre pour sauver le style de l'abandon." Le Général laisse
tomber : "Il n'a jamais été gaulliste."
De Gaulle lit assidûment Aron dans Le Figaro. Certains hommes politiques
de moindre envergure peinent parfois à comprendre ses articles ardus,
tous n'étant pas aussi versés que lui en finances ou en stratégie
internationale. Les gaullistes répètent une boutade du Général,
proférée au cours d'un déjeuner à l'Élysée,
un jour qu'un autre éditorial lui a déplu : "Raymond Aron,
journaliste à la Sorbonne et professeur au Figaro." A propos de
Sorbonne, Jean d'Ormesson qui a passé de nombreuses années avec
Aron au Figaro dit qu'il était "un universitaire égaré
dans le journalisme." Égaré ? S'égare-t-on trente-cinq
ans durant ? Dans une note rédigée aux derniers jours de sa
vie et où il résume sa carrière, Aron ne mentionne pas
le journalisme. Mais, d'autre part, on réédite actuellement
en trois épais volumes ses articles de politique internationale. Pour
quel autre journaliste a-t-on fait cela, plus de dix ans après sa mort
?
Qui s'y frotte s'y pique
Aron adore la polémique et, à défaut de
Croix de Lorraine, répète volontiers la devise de la Lorraine
: "Qui s'y frotte s'y pique". Mordant, insolent avec les puissants,
il lui arrive souvent d'attaquer le premier. Un jour, le ministre Missoffe
(célèbre en 1968 pour ses démêlés avec une
autre langue bien pendue, Cohn-Bendit) conseille Aron, qui se rend au Japon,
sur ce qu'il doit dire au Premier ministre japonais. Aron le pulvérise.
"Je ne le dirai pas pour deux raisons - premièrement, c'est dans
tous les journaux, deuxièmement, c'est idiot."
"Finalement, je me suis brouillé avec tous les chefs d'État
de la IV' et de la V' République, à part Giscard d'Estaing",
constate- t-il un jour (Giscard, ainsi que Barre, a été l'élève
d'Aron). Ils ne sont pas brouillés mais se voient fort peu. Entre eux,
une lente incompréhension. Giscard confie à Aron et à
quelques généraux qu'il n'arrive pas à se figurer dans
quelles circonstances il devrait appuyer sur le bouton de la force de frappe.
Le philosophe spécialiste en art militaire, capable de dessiner tous
les mouvements de la bataille de Waterloo, s'inquiète: un président
peut penser cela, non le dire. Plus tard, c'est le drame des boat-people qui
fuient le Viêt-nam. Aron, Sartre et Glucksmann demandent des visas supplémentaires
pour les réfugiés. Giscard les accorde mais s'enquiert nativement
de la raison qui peut bien pousser ces gens à risquer leur vie en mer
de Chine. Aron déplore en sortant de l'Élysée: "Les
hommes politiques d'aujourd'hui n'ont pas le sens du tragique."
Aron et Mendès France : une
estime réciproque
D'Ormesson a écrit: "Aron s'étonnait volontiers
de n'avoir pas été le Kissinger français. (... ) J'aurais
été de Gaulle, Pompidou ou Giscard, j'aurais choisi Aron comme
conseiller du Prince." L'homme avait tout pour cela: intelligence analytique,
compréhension de l'économie, des relations internationales,
de l'Histoire, tout sauf la manière. "De Gaulle trouvait qu'Aron
ne le servait pas assez, Aron trouvait que de Gaulle ne le consultait pas",
résume aujourd'hui Jean d'Ormesson. "Entre Giscard et lui, c'était
le choc des orgueils", se rappelle Glucksmann. Kissinger, intellectuel
américain, nommé conseiller puis ministre de plusieurs présidents,
négociateur de la paix au Viêt-nam, a été l'élève
d'Aron aux États-Unis. "Personne n'a eu sur moi une plus grande
influence intellectuelle, écrit-il. Il fut un critique bienveillant
lorsque j'occupais des fonctions officielles. Son approbation m'encourageait,
les critiques qu'il m'adressait parfois me freinaient." Ce qui fait dire
à Henri Mendras : "Auprès de Kissinger, Aron a été
le conseiller du conseiller du Prince." Aron trouve, à la fin
de sa vie, que la politique a été trop sérieuse et trop
tragique, dans sa génération, pour que les amitiés résistent
aux divergences dans ce domaine, avec Malraux comme avec Sartre. Pour Malraux,
il y avait du sacré dans la politique, c'était de Gaulle; pour
Sartre, il y avait du sacré dans la politique, c'était la gauche.
Pour Aron, ce qu'il y a de plus sacré, c'est la "décision
raisonnable".
En 1981, Raymond Aron optait pour Giscard d'Estaing. S'il vivait encore, vers
qui irait aujourd'hui sa décision raisonnable? Dans Le spectateur engagé,
livre d'entretiens publié à l'époque, les candidats d'aujourd'hui
peuvent piocher quelques phrases et voir à qui les appliquer: "En
politique, les mythes jouent un rôle considérable"; "Il
faut gagner en politique, ou bien il ne faut pas en faire" et "Personne
n'a jamais nié la lutte des classes."